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La Ville en Mutation
10 juin 2014

Italie : le combat inachevé contre la Mafia

L'Italie célèbre ses martyrs. Les journaux et les télévisions de la Péninsule multiplient les émissions spéciales. On ne compte plus le nombre de livres ou de DVD consacrés à l'événement. Une véritable catharsis. On a revu le visage jovial du juge Giovanni Falcone, et celui, plus austère, de son collègue et ami, Paolo Borsellino. On a revu les images du cratère creusé par l'explosion d'une bombe sur l'autoroute reliant Palerme à Punta Raisi qui, le 23 mai 1992, tua le premier ; et celles des voitures calcinées par l'explosion d'un véhicule piégé qui, le 19 juillet de la même année, via Amelia à Palerme, mit fin à la vie du second. Au-delà du deuil et des larmes, des témoignages et du rappel des faits, alors que les enquêtes ont été rouvertes pour savoir qui a assassiné les deux magistrats et pourquoi, la question se pose : vingt ans après, qui a gagné ? L'Etat, soupçonné d'avoir parfois été laxiste, voire complice de la criminalité organisée, ou la Mafia ?

3 % DU PIB NATIONAL

Du point de vue économique, la Mafia, entendue au sens large, se porte bien. Le chiffre d'affaires cumulé des quatre grandes organisations criminelles - Cosa Nostra en Sicile, la Camorra dans la région de Naples, la'Ndrangheta en Calabre et la Sacra Corona Unita dans les Pouilles - avoisine, selon différentes études, 130 milliards d'euros, soit 3 % du PIB de l'Italie ! La'Ndrangheta tient le haut du pavé : trafics d'armes, de drogues, de déchets et extorsions lui rapporteraient environ 44 milliards d'euros annuels. Son empire, d'abord limité aux villages perdus de l'Aspromonte, s'étend désormais jusqu'aux tranquilles régions de Ligurie et du Piémont, à 1 000 kilomètres au nord...

"Nous avons gagné beaucoup de batailles, analyse Pietro Grasso, procureur national de la direction antimafia, mais nous n'avons pas encore gagné la guerre." Du côté des batailles gagnées, le bilan est éloquent. L'assassinat des deux juges a permis une prise de conscience des institutions, suivie par des vagues d'arrestations sans précédent. Les capi dei capi (chefs des chefs) de Sicile, Toto Riina et Bernardo Provenzano, ont été arrêtés, respectivement en 1993 et en 2006. Les interpellations, plus récentes, de Michele Zagaria et Antonio Iovine, deux chefs de la Camorra napolitaine, ont démontré la ténacité des pouvoirs publics. Manque encore à ce tableau de chasse Matteo Messina Denaro, considéré comme le dernier patron de Cosa Nostra.

Le renforcement de la législation aurait conduit à l'arrestation d'environ 5 000 personnes, dont 24 des 30 mafieux les plus recherchés. La création du délit d'"association mafieuse" a permis aux magistrats d'élargir le cercle de leurs enquêtes aux complices. Les tuyaux sont souvent obtenus grâce aux confidences des "repentis" auxquels l'Etat garantit une remise de peine et une protection. Autre instrument efficace : l'application systématique pour les grands mafieux d'une peine de perpétuité, au nom d'une loi votée en 1975 mais seulement utilisée après les attentats contre MM. Falcone et Borsellino. Un régime carcéral particulièrement dur qui coupe le chef de tout contact avec son clan et sa famille.

Avec la saisie et la mise sous séquestre des biens appartenant aux familles mafieuses (entreprises, terrains, maisons, véhicules, argent liquide), le crime organisé est touché au portefeuille. Créée en 2010, l'Agence nationale pour les biens confisqués et saisis (ANBSC) recense, au 1er avril 2012, 12 083 biens saisis, dont 1 552 entreprises, pour une valeur théorique d'environ 10 milliards d'euros. "Si les mafieux sont prêts à passer toute leur vie en prison, ils redoutent davantage de voir leur empire financier réduit à néant", explique encore M. Grasso.

Car la Mafia change, et s'adapte. Aux Riina et Provenzano, qui dirigeaient leurs clans depuis des bergeries cachées dans les collines de Sicile, a succédé une Mafia en col blanc et costume croisé. Ses hommes de main ou de paille ont infiltré la politique et les affaires dans l'Italie septentrionale. En 1995, pour la première fois, une commune du Nord, Bardonecchia (Piémont), a été placée sous administration d'un préfet à la suite d'"infiltrations mafieuses". Les arrestations les plus spectaculaires de ces dernières années ont eu lieu à Milan où, en 2010, près d'une centaine de membres de la'Ndrangheta ont été interpellés. Ancien secrétaire d'Etat à l'économie du gouvernement Berlusconi, Nicola Consentino, lié au clan des Casalesi, qui domine la Camorra, a dû démissionner. L'ancien président de la région Sicile, Salvatore Cuffaro, dit Toto, dort en prison, condamné pour ses actions en faveur de Cosa Nostra.

Silvio Berlusconi lui-même, qui se targue d'avoir porté les coups les plus rudes au crime organisé, est désigné par un collaborateur de la justice, Gaspare Spatuzza, pour avoir négocié avec la Mafia l'arrêt des massacres des années 1980 et 1990 avant son arrivée au pouvoir en 1994. Un de ses principaux collaborateurs, le sénateur Marcello Dell'Utri, originaire de Sicile, aurait servi de "négociateur". Condamné à sept ans de prison pour "concours externe en association mafieuse", le sénateur a été "sauvé" par la Cour de cassation, qui a demandé de refaire le procès.

RÉSISTANCE CITOYENNE

"Silvio Berlusconi a joué un double jeu, c'est presque aussi grave, explique Francesco La Licata, spécialiste de la Mafia au quotidien La Stampa. Il s'est vanté d'avoir fait arrêter de nombreuses personnes, mais il a également sapé le travail de la magistrature en la dénigrant ou en voulant limiter l'usage des écoutes téléphoniques pour échapper aux procès et aux enquêtes dans lesquels il est impliqué."

Mais la société évolue. Les coups de filet sont désormais accueillis par des manifestations de joie à Palerme, Trapani ou Naples. Les policiers cagoulés qui ramènent leurs proies au commissariat sont salués en héros. Des associations, comme Addio pizzo ("Adieu racket"), recommandent, avec un certain succès médiatique, le boycottage des commerces et des entreprises qui admettent être rackettés. La Confindustria de Sicile, l'équivalent du Medef, a décidé de radier de ses rangs tout entrepreneur soupçonné de lien avec la Mafia. Enfin, le travail de l'association Libera, dirigée par un prêtre, don Luigi Ciotti, a permis de faire avancer l'idée d'une résistance citoyenne au crime organisé. "En Sicile, explique Attilio Bolzoni, journaliste au quotidien La Repubblica, les gens savent désormais où se situent le bien et le mal. Mais à Rome ou à Milan ? Dans ces villes, on continue encore souvent de nier que la Mafia existe."

Giovanni Falcone expliquait que, "comme toutes les sociétés humaines, la Mafia est appelée à disparaître". L'Italie en sera-t-elle un jour débarrassée ? Pour Piero Grasso, le travail le plus urgent consiste désormais à couper les liens entre le crime organisé et les populations déshéritées de Calabre, de Campanie, de Sicile ou des Pouilles auxquelles la Mafia fournit une sorte de "protection sociale". Francesco La Licata s'interroge : "Que deviendraient ces régions sans la Mafia ? L'Etat n'a pas les moyens, actuellement, de substituer une économie légale à des activités illégales."

En 2008, l'ancien ministre de la culture Vittorio Sgarbi, devenu maire de Salemi, en Sicile, hurlait par la fenêtre de son bureau : "La Mafia est une m... ! Elle n'existe plus !" Il souhaitait ouvrir dans sa ville le premier "musée du crime organisé" pour démontrer qu'elle appartenait à l'Histoire. Quatre ans plus tard, le conseil municipal a été dissous pour "infiltrations mafieuses"...

 Source "Le Monde"

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  • Blog réalisé par des étudiants de BTSA STA dans le cadre du thème culturel "La ville en mutation" Les travaux réalisés ici sont le fruit d'un travail de recherche et d'analyse d'informations sur le thème.
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